Transportons-nous par la pensée en ce dimanche 29 décembre 1946 en Brenne, dans le Berry. Département de l’Indre, en plein cœur de la France.
La Brenne « terre d’avant l’homme ».

Brandes et genêts. Ciel bas, tourmenté. Pays des mille étangs, des bois et des landes. Terre de chasse et de pêche. Patrie d’élection des braconniers. Terre rude et pauvre pour bêtes et gens.

photos de Brenne : Jean Michel DEREI
photos de Brenne : Jean Michel DEREI

Ce dimanche est celui de la fermeture de la chasse. Il fait froid en ce rude hiver 46. Un brouillard épais recouvre la terre. Un brouillard comme la Brenne en génère en hiver. Écran fantomatique réduisant à quelques mètres la visibilité, estompant les silhouettes, étouffant les bruits, ouatant les sons…

Ce jour-là, Gabriel Thiennot, dix-neuf ans bien sonnés, 1,52m, quarante-trois kilos, va vivre sa première partie de chasse. Il a été invité à « faire la fermeture » par son copain Christian Grosjean, propriétaire au hameau de la Blinerie, dans la commune de Saint Michel en Brenne, dans l’Indre.

Une journée qui aurait pu être une journée de chasse ordinaire s’il n’y avait eu ce terrible rendez-vous avec le destin.

Ce dimanche matin, Gabriel Thiennot, à bicyclette, s’est rendu à la Blinerie et, en compagnie de Christian Grosjean et du domestique de ce dernier, Albert Niceron, que tout le monde surnomme « Chiendent », ils chassent sur les terres de Grosjean… sans que le gibier soit au rendez-vous.

En fin de matinée, alors qu’ils rentrent bredouilles, ils rencontrent un autre groupe de chasseurs. Ce sont les voisins de Grosjean, les Mis et leurs invités.

Jacob Mis est le fermier exploitant les terres attenantes au domaine Grosjean. Son habitation est voisine, presque mitoyenne de celle de Grosjean. Jacob Mis est polonais, nouveau venu au pays de Brenne depuis la Saint-Jean dernière, il y a tout juste six mois.

Jacob parle un français approximatif. Avec lui, il a ses deux grands fils, Raymond (vingt ans) et Stanislas (dix-neuf ans) ; puis son beau-frère François Kruk, son vieux copain Jean Owscharek – tous deux polonais comme lui – et puis d’autres invités.

Jusqu’à la Saint-Jean l’été passé, Jacob Mis était fermier dans un autre village du Berry. Un village qui n’était pas de Brenne, dans une ferme devenue trop petite pour sa grande famille. De cette période, Jacob Mis a gardé un bon souvenir, des amitiés aussi avec ceux qui étaient ses voisins. Des voisins qui avaient aussi des enfants, amis des siens… C’est ainsi que Jean Blanchet, vingt-et-un ans, du Hameau de Bruère à Saint Genou, dans l’Indre, André Chichery, vingt-six ans, Bernard Chauvet, dix-huit ans, fils d’un retraité de la gendarmerie, sont invités à « faire la fermeture » chez Mis. Pour le transport, Jean Blanchet va s’adresser aux frères Thibault, Gervais et Emile, les bouchers du village, avec qui il est en affaire. Ils sont les possesseurs d’une Hotchkiss H02 transformée en camionnette. Elle est vénérable, poussive…, mais précieuse et rare en cet immédiat après-guerre où les cartes de rationnement sont encore en vigueur.

Le jeune cousin de Bernard, Roland Chauvet, quatorze ans, élève à l’École militaire d’Autun, également fils d’un gendarme, en activité celui-là, va les accompagner. Il doit impérativement rentrer à Châteauroux en fin de soirée pour prendre le train qui le ramènera à son école.

Les deux groupes de chasseurs qui se rencontrent en cette brumeuse fin de matinée du vingt-neuf décembre 1946 mettent en présence des personnes qui, en dehors de Grosjean et des Mis, ne se connaissent pas.

Après les considérations sur l’absence de résultats de leurs chasses matinales respectives, les deux groupes se séparent pour aller déjeuner, chacun chez soi. Toutefois, il est convenu de se retrouver après le déjeuner pour, tous ensemble, battre le bois Jacques des Bœufs, terre sur laquelle Christian Grosjean a droit de chasse.
En remerciement, au titre des rapports de bon voisinage, Jacob Mis invite Grosjean, Thiennot et Niceron à venir prendre le dessert chez lui. Ce qui est fait à la satisfaction de tous sauf, semble-t-il, de Niceron qui prétendra plus tard avoir été privé de sa part de tarte ! Détail amusant, car à petite cause, grand effet, et l’adage va, hélas, se vérifier rapidement.

À l’heure où les deux groupes se retrouvent, c’est-à-dire 13h30/14h00, Louis Boistard, garde-chasse au service de l’industriel Jean Lebaudy, quitte son domicile au hameau de Loups. Il est accompagné de son fidèle chien « Tango ». Louis Boistard est l’un des gardes de la propriété Lebaudy, vaste domaine de 2800 hectares. Terre de chasse et de pêche, la propriété Lebaudy est regroupée au sein d’une régie, dite « Régie du Blizon », du nom du château, résidence de Jean Lebaudy et de sa famille. Henri Béthune, habitant à proximité du château, a la responsabilité de la gestion de ce vaste ensemble.

Ce vingt-neuf décembre 1946 est d’ailleurs jour de fête au Blizon puisque, pour la première et unique fois, M. Lebaudy organise une fête de Noël au château, à laquelle est convié son personnel. Madame Boistard s’y rend d’ailleurs accompagnée de ses deux fillettes.

Vers 14h00, les chasseurs des deux groupes s’entassent dans la camionnette des frêres Thibault et partent au bois Jacques des Bœufs situé à quelques kilomètres de la Blinerie, en direction de Mézières en Brenne. En route, ils rencontrent une jeune fille, Mlle Perchaud, originaire du village voisin de Migné. Mlle Perchaud ne sera jamais entendue par les enquêteurs !…

À 15h00, Marcel Thiennot, frère de Gabriel, affirme avoir vu Louis Boistard, le garde-chasse, prendre un chemin creux reliant la ferme de Loups à la route de Saint Michel en Brenne.

À 15h30, Désiré Brunet, métayer, au service de la Régie de Blizon, résidant au lieu-dit « Prends garde à toi », entend une altercation entre des chasseurs et le garde Boistard. Désiré Brunet ne voit pas la scène. Situé à 500 m environ du lieu de la dispute, qu’il situe sur la chaussée de l’étang des Brandes, il entend même distinctement l’un des chasseurs apostropher le garde d’un sonore « je t’emmerde », en même temps qu’il distingue que rendez-vous est donné par les chasseurs au garde « à l’étang des Rondières ».

À la même heure, 15h30, André Bourbonnais, qui « fait du bois », selon l’expression locale, voit le garde Boistard accompagné de son chien. Ils se dirigent vers Loups, le domicile du garde. L’endroit désigné par André Bourbonnais se trouve à 2 Km du lieu de l’altercation entendue par Brunet à la même heure ! André Bourbonnais ne sera pas entendu par les enquêteurs !…

Toujours à 15h30, les chasseurs rentrent du bois Jacques des Bœufs à la Blinerie. Christian Grosjean suggère de chasser sur ses terres avant de terminer cette infructueuse journée de chasse. Lui et Albert Niceron ont des obligations, devant se rendre à la ferme de Marnoux chez M. Gaspard. Ils vont faire un bout de route avec les chasseurs. Jacob Mis, François Kruk, Jean Owscharek quittent également la partie de chasse, ces deux derniers devant rentrer chez eux soigner leurs bêtes… Et une carriole hippomobile est plus lente qu’une automobile !

Entre 16h00 et 16h15, Ghislaine Grosjean, sœur de Christian, voit deux chasseurs inconnus. Elle donne de ceux-ci un signalement très complet. Les deux inconnus semblent arriver de la direction de l’étang des Rondières. Les enquêteurs ne procèderont à aucune investigation à partir de ce témoignage !…

Toujours à 16h00, André Thiennot, cousin de Gabriel, domestique de Désiré Brunet, le métayer de « Prends garde à toi », voit le garde Boistard se diriger vers l’étang des Rondières. Il est « courbé comme s’il cherchait à surprendre quelqu’un ». André Thiennot identifie le garde, situé à 80 mètres environ, à sa plaque d’accréditation !

À 16h30, Paul Naudet, fermier de la Dorasserie, entend une salve de coups de feu. Les chasseurs font état de ce qu’ils tirent un feu nourri – en vain – sur une volée d’alouettes. M. Laurent, fermier au hameau de Loups, estime qu’André Thiennot, qui était chez lui ce jour-là, le quitte pour rentrer à « Prends garde à toi » entre 16h30 et 17h00.

Dans le même temps, Gabriel Thiennot tue un lapin ! Cependant, l’animal se trouve sur la propriété de Paul Naudet ! Un détail qui aura des conséquences dès le début de l’enquête policière. Les chasseurs rentrent à la Blinerie. Les frères Thibault veulent rentrer à Saint Genou avant la nuit, l’éclairage de la camionnette Hotchkiss n’étant pas des meilleurs. De plus, l’état des pneumatiques leur pose problème.

À 17h00, sur la place de Mézières, face à l’hôtel du Bœuf couronné, le gendarme Fernand Sarrazin voit Gabriel Thiennot descendre de la camionnette des chasseurs. En remerciement de ce « transport », Gabriel donne « son lapin » à Emile Thibault. Celui-ci lui donne en échange – restriction oblige – deux de ses propres cartouches.Le témoignage du gendarme Sarrazin, capital, fait tardivement, n’a jamais été pris en compte.

Entre 17h00 et 17h30, quatre témoins affirment avoir vu, à divers endroits – de Palluau à Saint Genou -, la camionnette des frères Thibault rentrant de la partie de chasse. Aucun d’eux ne sera entendu par les enquêteurs !…

Désiré Brunet affirme aux enquêteurs être rentré à « Prends garde à toi » à 18h00

Le frère de Gabriel Thiennot, Marcel, employé à la ferme Laurent au hameau de Loups, fréquente à cette époque une fille Brunet, avec laquelle il se mariera par la suite. Il déclare à l’enquête que Désiré Brunet est rentré à son domicile à 21h00, ce vingt-neuf décembre 1946.

24h00, le chien du garde Boistard rentre seul, sans son maître, « très abattu et tout mouillé ». Mme Boistard, inquiète, va prévenir Paul Naudet à la Dorasserie.

Propriétaire d’une automobile, Paul Naudet se rend à la Régie du Blizon à Saint Michel en Brenne où il prévient Henri Béthune de la disparition du garde.